Rakija

On vit en décalé. Ça nous va, pour le moment. Le puzzle de son passé je le reconstitue malgré moi par petites touches, en fait je ne cherche pas vraiment... quand on se retrouve en cavale de vie on évite de fouiller les fondations. Pas le temps de laisser du temps au temps, ni devant ni derrière, on est tout là, juste maintenant. K. m'a cependant raconté l'histoire de Milka, sa tante, qui résume un peu ici toute l'histoire des Balkans

 » Milka et Milos venaient quelquefois nous rendre visite de leur lointaine Kordun, région incertaine de l’ex-Yougoslavie, située sur cette ligne qu’on appelle les Krajina, les Frontières, dont pas mal d’habitants se retrouvent sur les routes à pousser des charrettes de loin en loin, lorsque les nationalismes s’exacerbent.
Milka m’attirait beaucoup, petite bonne femme menue, tout de noir vêtue, ses grands yeux au milieu d’une figure ronde et ses mains qui s’agitaient. Elle ne parlait pas un mot de français, mais elle voulait tant communiquer ! Ses yeux malicieux cherchaient perpétuellement les miens, tandis que ses mains captaient les miennes, caressaient mon épaule, ou frottaient encore vigoureusement mes jambes pour les réchauffer. C’était toujours en hiver qu’ils nous rendaient visite, sa présence se voulait chaleur, encouragement. Moi j’étais si maigre, silencieuse, avec mes grands yeux à moi aussi pour la contempler, que nous semblions deux naufragées qui se réconfortions l’une l’autre de l’incompréhensible de la vie.
J’ai mis du temps à comprendre le pathos derrière tout cela.
Les Krajina avaient été sérieusement bousculées durant la seconde guerre mondiale, les oustachis poursuivant et exterminant les juifs, les tziganes, les orthodoxes. Un père et son fils de dix ans s’étaient retrouvés enfermés dans un train, pour une destination inconnue. Il y avait eu hasard parmi les possibles, brisure d’une serrure, l’enfant avait pu se faufiler, sauter sur le quai. Le père n’est jamais revenu de ce voyage.
Enfant errant, enfant du silence, en rupture de ses liens… Enfant que l’on se refuse à déclarer mort, là-bas chez lui, et que cette famille retrouvera, 30 ans après, en France, par un autre hasard des possibles petits riens. Mon grand-père était l’enfant ressuscité, Milka était sa sœur. On comprend qu’elle ait eu plaisir à me frotter les jambes pour que le sang y circule plus vite, comme à une fête les lampions s’illuminent et réchauffent les cœurs.

Septimus, note ce souvenir, mon plus fort souvenir de la présence débordante de Milka ! A cette époque nous étions deux lutins, moi et mon frère David – respectivement huit et six ans. Milka nous avait assise cérémonieusement autour de la table du salon, la cuisine nous renvoyait le bruit rassurant de ma mère préparant la soupe. Milka avait alors mis très ostensiblement son doigt en travers de la bouche, ses yeux rieurs encore plus écarquillés que d’habitude, puis elle avait saisi la bouteille de rakija, ramenée du pays pour son frère. Elle avait versé deux rasades, vite très vite, et le geste qu’elle fit ensuite de la main était sans appel, pouce tendu, poing serré, en un mouvement sec, ce geste racoleur des habitués de bar : cul sec ! Et à nouveau le doigt qui barre la bouche, silence, c’est un secret les enfants !
Il y avait là un défi, et un pacte que nous comprîmes immédiatement malgré notre jeune âge : c’étaient là les Krajina, toutes ces fatalités dont il faut savoir se moquer mais accepter aussi, les petites vies de tourments qui valent les tourments des grandes, la chaleur de la vie, là-bas, ici… Cul sec !
Nous bûmes d’un coup, David et moi, le vin âpre de cette messe là ! L’alcool me brûlait affreusement la gorge, j’ai cru que j’allais mourir, étouffée, je me souviens que j’ai glissé de ma chaise jusqu’à me retrouver tapie par terre sous la table, David à mes côtés, petit frère dans le même supplice que moi. Cependant que gonflait dans nos cœurs cette magnifique et soudaine révélation : nous étions en train d’honorer le pacte, en silence, dans le secret, nous en étions donc nous aussi, pour de vrai, de cette famille-là, nos aînés des Balkans !
Milka était éperdue de rire sur sa chaise, nous caressant gentiment la tête. Nous échouâmes contre sa jupe noire, comme un bateau au rivage.
« Qu’est-ce qu’elle a cette folle à rire encore ? » s’exclama ma mère en pénétrant dans le salon. Elle ne les aimait pas beaucoup nos cousins des Balkans, elle les trouvait « archaïques ».
« Et vous, les gosses, sortez de sous la table, c’est quoi ce cirque?! »…..

Tu sais, la dernière fois que j’ai vu Milka j’avais quatorze ans. De nouveau les Krajina s’étaient mises à vaciller. J’ai vu Milka pleurer cette dernière fois qu’elle est venue en France. Mais bon tu vois moi j’avais quatorze ans, alors j’ai trouvé ça exagéré, pathétique, barbant pour tout te dire. J’avais Led Zeppelin dans mon walkman, c’est mon grand-père qui m’a poussée vers elle « Embrasse-là, c’est peut-être la dernière fois que tu la vois. C’est la fin de la Yougoslavie de toute façon »
Ils l’ont retrouvée, quelques années plus tard, je ne sais pas exactement dans quelles circonstances, hébétée, à la sortie d’un camp sans doute. Son frère Teo était mort la tête fracassée, la maison avait entièrement brûlé.
Elle a vécu ses dernières années comme une petite fille qui ne savait plus rire.
Elle n’a plus jamais parlé, ne se souvenait de rien. Elle est morte l’année dernière. Tu sais j’aurais bien aimé que tu la connaisses, avant !

Pleure pas Septi elle m’a dit Karine, c’est comme ça…

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