Le dernier des Mohicans

C'est dans ce genre de détresse qu'en parfaite injustice le bonheur peut décider de vous sourire. Ce qui vous conforte égoïstement dans l'idée que Dieu n'existe pas, et que décidément Job était un naze ! Une magnifique créature, ni ange ni diable, mais parfaitement humaine, vous raconte

Je l’avais repéré, ce dernier des Mohicans, il survivait au bar des Zindem’s qui lui faisait réserve indienne. Il avait dû en traverser des plaines, en enjamber des torrents, mais là il en était surtout au Picon Bière. C’est son visage marqué, son regard profond et lent, cette façon qu’il avait d’humer le vent en fermant les yeux à la fin de chaque gorgée qui me racontaient un peu comme il était indien.
Je l’ai trouvé beau, je vous le dis tout net !
Les Zindem’s je ne m’y attarde pas trop, le plus souvent je longe la terrasse en filant chercher ma fille à l’école, je déboule avec mes longues jambes qui s’échappent de ma jupe, mini mini… Ça fait toujours un silence quand je passe, le bar forme un angle avec la rue des Balkans, c’est tout vitré, et donc rigolo de repérer tous ces regards qui s’offrent un panoramique, face, profil, et dos quand j’enfile la rue des Balkans. Parfois ils doivent se tordre un peu le cou, j’entends des chaises qui tombent à la renverse, et des jurons !
J’aime bien les mettre sur le cul, les mecs. C’est facile. Si on peut rendre service faut le faire, non ?
Que voulez-vous, c’est mon côté pétasse au grand cœur ! Un mélange subtil entre vocation et provocation. C’est très travaillé chez moi. Demandez donc à Jean Reno, bien arrimé sur son tabouret au bar de la Grande Épicerie du Bon Marché, quand j’ai ramené ma plastique ondulante !
Et puis d’abord, ces filles qui débinent les pétasses, qui vont prétendre que les pétasses c’est que des pétasses, en vérité c’est qu’elles ont un problème de jambes. Ou de fesses. Voire les deux. C’est tout. Si on peut, faut montrer, non ?

Moi c’est Karine. L’indien, c’est Septimus, Septi.
Au début j’ai noté que lui aussi me suivait du regard, mais il restait dans le lot commun, mateur moyen, sans plus. J’ai été un peu déçue. Même quand je me trouvais attablée avec Babeth, une autre sacrée pétasse, jamais il ne nous a entrepris. Juste le petit signe de politesse, à l’arrivée et au départ, montrer qu’il était content de nous, comme esthète de la vie, mais rien de plus…
Peut-être pensait-il qu’il était trop âgé pour intéresser les jeunesses. C’est vrai qu’on a une sacrée différence, j’ose même pas vous le dire tellement ça fait !
Jusqu’à ce jour béni, ensoleillé, le jour de notre rencontre ! Il était là, tout seul attablé, il devait être 11h30. Bien qu’il n’y ait eu que nous deux sur cette terrasse, je me suis installée à la table juste à côté, je me suis comme jetée à l’eau pour rejoindre mon indien au milieu de la rivière. C’est alors qu’il m’a souri pour de vrai, la première fois.
 » Bonjour Kado « 
 » C’est pas Kado, c’est Karine  » j’ai répondu, un peu confuse.
 » Oui je sais, avec un K, mais aujourd’hui c’est mon anniversaire. Alors c’est Kado ! « 

Faut l’entendre parler Septi, c’est spécial, c’est tout un monde ! Il peut dire à peu près n’importe quoi, c’est jamais grave ! Il peut dire qu’il va se tuer, ou bien qu’il va coucher avec vous la première fois qu’il vous adresse la parole, mais il a une manière de dire, avec tellement d’ironie, il dit mais il rigole qu’il dit, il désamorce, quoi ! C’est ça, Septi ! Quel salaud. Je l’aime.
Ce premier jour, cette première nuit, il a parlé, beaucoup parlé, il devait être en manque, également, de paroles. Ils s’entendent drôlement bien les mots et lui, il peut sortir des âneries pour vous faire rire, mais aussi il peut dire tout le sérieux de l’existence, avec un petit sourire, toujours.
C’est comme ça que je suis entrée dans un autre monde, son monde à lui, qu’il m’a offert toute la nuit, à travers ses paroles. Au matin, quand je suis descendue de son appartement de la rue des Balkans, je n’étais plus la même, il y avait un truc en plus. Et ça dure, ça dure encore. A travers sa voix j’ai découvert comme une dimension de l’univers que je soupçonnais d’exister, mais que je n’avais pas encore touchée, comme ça, si proche, là dans mon oreille…
Vous appelez ça comment, vous ?
Aussi on a fait l’amour, et c’était pareil… une autre dimension ! Et ça dure, ça dure encore…
Un jour je lui ai parlé de cette révélation, notre rencontre, il a rigolé :
«  Tu sais, Dieu a conclu une double alliance avec l’homme, d’abord l’alliance entre les dix doigts de la main, c’est la parole, et puis l’alliance entre les dix doigts de pieds, et c’est le sexe… Moi aussi j’ai fait double alliance avec toi… Amen toi ici pétasse chou ! « 

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