« Eh bien viens donc avec nous au Cambodge, tu te trouveras une petite cambodgienne ! » Ah oui c’est vrai on fait de l’humour ici, un humour de parvenus ! Comme si vivre était aussi simple que ça, jouir, profiter, comme s’il suffisait de poser ses envies et ça marcherait, grands et forts comme on serait devenus. Le monde se plierait à notre volonté… Une petite cambodgienne, une !! Et puis tout le reste qui va avec, puisqu’on y serait… des long drinks, vautrés dans des lounge bars, et des discussions interminables sur le bienfondé de nos désirs.
Eléonore proteste, pour la forme :
« Non mais tu t’entends Roman… Tu te trouveras une petite cambodgienne ! »
« Ben oui… puisqu’il a perdu sa petite serbe ! »
A moi de protester, et je bafouille que non non, pas comme ça, pas dire comme ça
« D’abord elle n’est pas petite, Karine ! »
Ca suffira. Parce que c’est compliqué. Compliqué.
Quand elle m’est apparue j’avais déjà bien entamé mon processus de décomposition, à me laisser glisser sur ce chemin qui descend lentement, tout droit inexorablement, vers plus rien. Pour mon quotidien à cette époque je profitais encore de quelques Assedic, mais je n’ai rien fait pour les remplacer, quand mes droits sont arrivés à épuisement.
C’est que j’essayais de ne plus rien avoir. C’était mon plan, pour mieux pouvoir raconter… C’est pas si bête, en vérité devriez essayer vous autres, faut dégager, tout dégager, ça libère l’esprit et vous donne un petit goût d’urgence existentielle, tout là maintenant, plus de faux semblants, plus rien à accrocher pour se faire croire encore, ou faire accroire aux autres.
Ma mère m’avait entretenu là-dessus : « Tu vois Septi » qu’elle m’avait énoncé un jour à brûle pourpoint – la scène avait du se dérouler devant un feu rouge, tous deux confortablement installés dans sa Pontiac, et voilà qu’elle avait pris soudain son regard lointain, le regard plissé qui cherche, vous savez, quand on essaye de comprendre c’est quoi cette histoire qu’on est vivant sur terre – « Tu vois Septi… quand on n’a plus rien, mais vraiment plus rien, rien que la peau et les os pour dire… on se sent alors tout proche de quelque chose d’essentiel, quelque chose qui s’appelle la vie… Une vérité première, vérité absolue là, se sentir tout juste vivant, et exactement rien de plus, aucun artifice, rien de rien… Eh bien crois-moi, ressentir cela, dans ce dépouillement absolu, c’est une expérience incroyable, unique, tellement forte… Dans ce moment-là, oui, dans cet endroit-là, impossible, qui était justement la négation de la vie, ressentir alors cette liberté ultime, oui, la dernière liberté qui nous restait dans le camp, la magnifique liberté d’être encore vivant… Cette ultime et parfaite liberté ! Je l’oublie parfois, c’est sûr ! » elle avait conclu en riant !
« Mais tu n’étais pas dans le dépouillement total, si j’ai bonne mémoire » j’ai rétorqué avec mon air vaguement futé, nonchalamment vautré au fond du siège passager de la Firebird, « Tu possédais quand même une cuillère et puis aussi une bonne paire de chaussures, si j’ai bien compris c’était un sacré capital d’avoir ces deux trucs là ». Les parents faut toujours les pousser vers, les retrancher dans leurs derniers, autrement on n’est pas leurs enfants. C’est le jeu. Parfois c’est méchant.
Elle a pris ça sereinement, j’ai eu du bol.
« Oui, une cuillère, sinon tu es mort, et des godillots qui n’entaillent pas les pieds, sinon tu te retrouves tout aussi mort… Et puis, tiens aussi ce vague truc idiot qu’on appelle l’espoir… Mais rien de plus… Et découvrir alors cette absolue richesse, tout simplement être en vie !… Tu te rends compte… Être en vie ! Alors quand je nous vois comme aujourd’hui, à nous traîner sur la Croisette derrière ces touristes de luxe qui tiennent à exhiber leur suffisance, cette jouissance qu’ils éprouvent à se pavaner ici, ça me fait penser… et ça me ferait presque rire ! Qu’est-ce qu’on accumule comme idioties pour se donner l’impression d’exister… alors que c’est juste le contraire ! »
… Oui, à Karine on en était ! Je ne pense pas que ce soit à cause de ma mère, et de ses faits glorieux comme cuillère et godillots que je suis tombé dans cette obstination forcenée pour le ne-pas-faire, ne-plus-faire, tombé dans cet abandon et cette volonté de dérision. Pas uniquement en tout cas…
Je ne sais pas, c’est vous le psy, démerdez-vous !
En tout cas j’y étais, et ça me donnait un petit air bien à moi, le regard comme dans l’urgence, et plus trop de mièvreries à déblatérer sur c’est quoi ton téléphone portable. Un peu entier donc, ici et maintenant, la vie qui vous brûlerait les doigts, ouille ouille, mais c’est la vie dis donc !
Karine a des fesses extraordinaires, je pense qu’il est nécessaire de dire ça d’emblée… Humm, exactement parfaites pour les prendre en mains, douces, élastiques, un vrai sourire de fesses je vous jure, un miracle ces fesses, maman ! Et des jambes tout pareil, longues et souriantes, souples, accueillantes… Humm, c’était bon !
Et puis son petit berlingot, ah ! un pur régal, une douceur dont on ne se lassera jamais, tendrement offert à vos sollicitations, et qui vous susurre bientôt des contes hallucinants de cavernes ombragées, où des rivières perlées doucement se transforment en torrent.
Bon, mais on n’est pas là pour parler cul, non plus !
Tiens, et puis des petits seins vachement sympa, deux fervents compagnons de route, qui escortaient à plein régal nos aventures. C’était bon
Et aussi Karine c’est un petit minois tout fin, avec de grands yeux verts qui ne demandent qu’à voir ce qu’il y a derrière la porte !
Eh bien derrière la porte, il y avait moi ! Et ça lui a plu à Karine.
Mon côté décalé, ça l’a bien attiré. Des copains de son âge elle en a plein, des futiles un peu, ou encore de gentils idéalistes théâtreux. Voire des petits parleurs de salon. Moi je crois bien que je faisais l’Homme, dans l’affaire… L’homme un peu blessé, ça le fait encore mieux, non ?
Faut dire qu’elle a dans le cœur comme un brevet de secouriste Karine, elle ramasse les oiseaux blessés, ou les petits enfants roumains les nuits d’hiver qu’il fait bien froid. Est-ce qu’elle m’aurait recueilli tout pareil, mais là un homme, un genre d’aigle blessé dans la ville ?
Je ne sais pas trop en vérité. Demandez-lui si vous la voyez. Je ne sais même pas, même plus, si elle le connait encore, le pourquoi de nous deux, alors…
Maintenant qu’on a un peu fait les présentations, je dois vous avouer que je n’ai jamais trop compris que cette histoire ait pu s’installer, et durer…
Pour moi ça aura été une divine surprise, tu penses ! Car le plus étonnant, en dehors de cette mystique des corps mentionnée précédemment, c’est qu’elle m’ait pris en l’état… en l’état de looser patenté. Hors Assedic, hors cadre, hors tout !…Offshore le gars.
Pour elle, j’ai empoigné ma guitare, j’y suis allé de mon timbre de voix un peu brumeux de la vie, et j’ai balancé la sauce :
Il n’aurait fallu
Qu’un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne
Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
A l’immense été
Des choses humaines
Moi qui frémissais
Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d’air
C’est d’Aragon… quel salaud je vous jure ! Un faiseur en vérité, un fabricant d’émotions ! Mais pour débusquer du petit pincement de cœur c’est parfait, très utile dans ma catégorie de dragueur, la catégorie « spleen & je-ferai-la-vaisselle-plus-tard » !
C’est comme ça qu’elle m’a adoubé looser. Beautiful looser !!
Adoubé looser par Jolie Princesse Oie Blanche, qui me trouvait émouvant.
Eh bien, que voulais-tu qu’il advint ? Jai continué à looser, en toute quiétude, je me suis répandu dans ses fauteuils de rien-à-foutre, vautré sur ses canapés de blueseries en nuits blanches. Répandu en looserie. Beauf de la louze j’ai fait ! La louze bien au chaud, dans ses draps et à sa table.
Elle, c’est marrant, elle travaille ! Beaucoup d’heures par semaine, pour une misère de salaire. M’enfin, je n’allais pas me plaindre non plus… Au début de notre histoire, elle poursuivait son job de serveuse qui l’avait fait vivre durant ses années d’études à l’Université. Ça fait drôlement mal aux pieds et aux jambes en fin de journée, dis donc, serveuse ! Des kilomètres ! Et puis aussi toute une année elle a très gentiment réussi à faire du service public, elle est très attentionnée K., en culturel… à la bibliothèque de Sarcelles. Et puis elle est forte en livres !
K. elle est forte en livres ! Voilà qu’elle s’est doucement penchée par-dessus mon épaule, elle a vu ces fadaises-là, que je vous conte depuis quelques années, sur ce blog. A bien aimé. M’a gentiment caressé la nuque, en m’encourageant à continuer, qu’à son avis même je pourrais peut-être, si je voulais bien et que je faisais l’effort, si j’avais la constance… Ah ! l’effort, ah ! la constance… Ah !
Je n’ai jamais ramené de fleurs à la maison, mais je lui ai offert quelques textes. Par exemple sur l’inextricable balkanique, et puis aussi sur la jolie vie qu’on a quand on s’aime
Elle de son côté, entre autre auteurs, m’a fait connaître Bohumil Hrabal, un tchèque qui nous est mort, mais qui avait une grande vivacité d’écrire, j’aurais bien aimé avoir été lui au lieu de moi aussi je ne résiste pas au plaisir de vous en mettre un bout, que vous compariez :
« Lorsque je surprenais mon mari en train d’écrire il ratait tout même la machine à écrire Perkeo s’affolait elle se mettait à projeter les touches dans le passage du ruban les touches se coinçaient mais tout en écrivant mon mari arrivait toujours à remettre les touches d’aplomb à les démêler avec deux doigts là encore la machine se montrait indestructible tout autre aurait eu les touches brisées mais cette machine là supportait le retour forcé des touches écartées enchevêtrées quand les doigts puissants de mon mari les arrachait les unes aux autres toute la machine se soulevait on aurait dit que les touches mordaient les doigts de mon mari la machine se cabrait furieusement restait suspendue en l’air refusait de lâcher les doigts puis la Perkeo tombait brutalement sur le plancher mon mari la relevait la caressait des doigts à force de démêler les touches il avait les doigts tout noirs et comme en écrivant il touchait son visage il finissait par avoir la figure barbouillée donc il relevait la machine tombée à terre la jetait sur la table remettait une feuille blanche et la machine continuait à écrire comme si de rien n’était ».
Bon je vois bien que je suis en train de vous faire accroire que j’ai été un brave gars toutes ces années, fantasque, petit poète ! Et je vois bien que vous seriez prêt à gober ça… Or c’est très inexact ! Parce que looser, ça ne tient pas tout seul, ça vient nécessairement avec ses tristes attributs : colère, frustration, aigreur, jalousie ! Et si je sais faire le gentil avec des mots, pensez bien que pour le méchant je suis tout aussi doué, et même plus prompt à l’offense, à la vindicte, que pour la miellerie et l’eau de rose, comme je suis en train ici… en vérité ça me coule de la bouche tout naturellement, moi, la méchanceté !
Et alors j’assène ma méchanceté, comme vérité ultime du monde !
K. c’est tout le contraire, voyez-vous ! Elle veut tellement ne pas faire de peine à ceux qu’elle aime qu’elle va toujours essayer d’arranger, ne pas dire ce qui pourrait blesser, voire mentir s’il le faut. Elle va même se retrouver dans des situations inextricables pour ne pas avoir dit, pour ne pas avoir voulu faire de peine. Elle mentira par gentillesse, alors que si moi je dis la vérité, c’est par pure méchanceté ! J’assène des vérités douloureuses, frappées du sceau de ma soi-disant expérience du monde… ce qui l’enfonce elle dans une figure de naïve, d’oie blanche, tandis qu’alors je rayonne, resplendis, puisque je détiens la douloureuse, cruelle et implacable vérité du monde !
C’est sûrement ça qui l’aura lassée, Karine… ces errements perpétuels où je me débats, parfois charmant, tant d’autres fois cruel, cassant
A conclure, je ne me sens pas spécialement fier.
J’aurais dû faire autrement.
Au temps prodigieux de l’adolescence, tôt, très tôt, est donné à chacun, nous vient, une ardeur qu’on baptise destinée. Forte au creux de notre ventre, elle n’exprime souvent rien de précis, désigne rarement un graal unique qui sera notre quête – ce piano, tu seras les doigts sur ce piano – mais pour autant elle s’inscrit en puissance, en avenir, elle sera la trace laissée par chacun dans la vie, notre trace, notre pas à venir, gravée en promesse au plus intime de notre corps.
Mais voici que sur le chemin emprunté, encore confiant, cette joyeuse ardeur au cœur, surgit le premier écueil, la première fêlure, le premier échec. La cause pourra en être aussi insignifiante qu’un mot entendu, une phrase prononcée, un rire blessant, un silence peut-être, tout autant que la découverte d’une vraie limite, l’impossibilité à… à quoi déjà ? Rappelez-vous !
D’où qu’elle vienne cette première fêlure qui touche notre carapace d’avenir écornera irrémédiablement l’ardeur première. Car voici qu’on s’écarte du chemin de vie si délicieusement tracé pour nous seul… un pas sur le côté, et le chemin est perdu ! Pourtant il nous faut bien continuer à avancer, poursuivre la marche en avant. Le coup est rude, définitif, tel le combat avec l’ange, mais là c’est l’ange qui gagne, et le goût du paradis nous semble désormais un peu plus fade.
Dans les yeux parfois on les découvre encore ces brisures, qui laissent deviner l’absence douloureuse du rêve brisé. Dans la voix aussi bien sûr. Et puis au coin de la bouche, dans les plis amers, plus tard.
Je ne sais combien cette perte se produit dans une vie, c’est selon… Moi j’ai eu mon compte, Bon Dieu qu’est-ce que j’en ai connu de ces brisures, comme je l’ai perdu mon chemin, et reperdu encore le chemin de secours qui m’avait recueilli, déjà moins sûr. Je m’ai paumé à la fin, tu sais. Et épuisé je me suis retrouvé de tout ça.
Oh ! revenir à la maison, retrouver les lumières qui brillent dans les assiettes, et ma force d’avenir intacte… Rentrer à la maison… Mais, comme il est écrit dans le livre de Castaneda, Ixtland, on découvre, après tous ces combats perdus avec l’ange, qu’il n’y a plus de chemin pour revenir chez soi, à jamais.
Arrive lentement mais inexorablement le temps où ces brisures heurtent moins… on est rodé, tout cabossé, et puis d’ailleurs qu’est-ce que ça peut bien faire, il y aura encore un autre chemin, moins glorieux c’est sûr, qui s’offrira là pour nous recueillir, nous aider à poursuivre, poursuivre. Quand bien même le pas se fait plus lent, incertain, et le regard tombant…
Quand plus rien ne heurtera, quand les derniers écueils ne seront que derniers frissons dans l’adversité des derniers jours, quand tout deviendra pratiquement égal, sans fard et sans regret – au final ce n’est qu’une histoire de conjugaison des temps – ce qui a été aura été – cela a passé, alors… alors silencieux, lent et majestueux surgira notre Massaï ! De son pas lent il aura traversé le même temps que nous, sans avoir jamais failli, allant droit son chemin, mais sans rien avoir attendu non plus … Et il sera au rendez-vous, où nous arriverons épuisé, et ce peut bien être à Samarcande ! C’est là enfin que nous admettrons, presque serein, que tout aura été vain, peines et espoirs, et que le temps de l’oubli est advenu.