Ma fille, tu sais j’en ai vu des visages, des milliers de milliers. Ces visages apparus, ces regards qui se seront croisés, ça aura été souvent comme une minuscule aventure au fil de mes jours. Là, dans ce vif-éclair, quelque chose à lire dans l’urgence, quelque chose qui raconte toujours la même histoire et cependant toujours différemment énoncé, ce petit éclair spécifique à chacun qui parle de notre humanité, multiple et diverse et pourtant une, là elle, la vie, dans ces regards saisis, chapardés.
Peut-être ai-je perdu de mon acuité visuelle ou peut-être suis-je devenu moins avide de l’autre, plus absent plus abstrait, enfin voilà qu’à présent je ressens moins ces regards, ils ne m’émeuvent plus autant. C’est peut-être tant mieux.
Je veux cependant te dire que chaque fois que je croise ton regard à toi me revoilà parti en mer d’humanité, à glisser sur les courants puissants de la vie, dans ton regard ma fille. Je tente d’y percevoir l’alchimie secrète qui fait la couleur spécifique de ton être, tous ces rires et ces silences, ces doutes peut-être aussi qui t’auront amenée là, depuis le premier jour, les mots et les gestes qui peut-être auront heurté, les miens va savoir, ma marque sur toi, dans tes yeux.
Dans tes yeux je cherche aussi à deviner les forces qui te sont acquises pour marcher vers demain, ce futur que je t’abandonne comme un voleur encombré, pire, comme un inconscient fébrile. On se sera gavé ma fille ! Sauras-tu nous pardonner ?
Ironie du sort, depuis quelques mois je vis en pénitence. Il se peut que je n’arrive pas, moi, à me pardonner. Punition que je m’inflige, ou conséquence de mes inconséquences, tribut, trop bu, payer !
Car voici que l’expédient devient à présent le centre. Si tu voyais comme mon mental s’est rétréci, racorni. Mes désirs sont riquiqui. Rentrer dormir chez R et B parce que là-bas je trouverai une chemise propre. Il y a aussi ce tableau de Zarou que j’ai entreposé chez JP, il faudra que je trouve le temps de passer le prendre, pour l’amener à Drouot. Demain peut-être. Et mes petits amplis avec le caddy, dans la cave chez ta mère, les récupérer, aller se balader dans le quartier, accrocher une date pour passer jouer dans un bar. J’aimerais ça. Et puis mon blog, devenir assez vite un grand écrivain. Assez vite, avant que tout ne s’arrête définitivement. En attendant rentrer chez R et B.
Tout est lent, tellement lent. Rien n’avance vraiment sinon les heures, et moi accrochées à elles, une après l’autre. La journée se tord dans la gêne, quand on est recueilli on a souvent le geste hésitant, cette impression pénible d’être surnuméraire, en trop, être devenu un provisoire qui dérange les vies installées, les vies sereines. Surtout ne pas le montrer, faire comme si tout cela était neutre, ne pas exprimer son désarroi, car très vite les bienfaiteurs imagineraient que leur gentillesse est ressentie comme une blessure… ce qui est pourtant bien proche de ma vérité, je te l’avoue. Aussi quand la fatigue s’abat, quel bonheur enfin d’éteindre cette journée, rejoindre la paix des songes, la page blanche.
Cette lettre qui s’achève ici, mon souffle reposé, faut-il que je la publie ? Ou faut-il que je te l’envoie et que toi tu me dises
«Non Papa, tu me fais peur avec ta vie en guenilles, je ne veux pas la voir étalée.»
ou alors «Yo man p’a, tu m’as fait rire avec tes vieux états d’âme, t’aurais pas 50 € pour une belle paire de bottes, c’est pas cher »
Et moi du coup je rirais « Désolé ma fille, pas de bras pas de chocolat !»