Comme on sortait du Père-Lachaise il a commencé à faire soleil. Ça nous donnait un petit air en goguette, mon frère et moi. On n’était plus que nous deux ce jour-là, pourtant la veille, aux Invalides, on en avait eu du monde ! Il faut dire que ça avait été une sacrément belle cérémonie, avec honneurs militaires, je veux, et discours du Gouverneur. Au beau milieu de la grande cour carrée le cercueil avait été fièrement posé sur ses tréteaux, recouvert du drap tricolore, avec au centre un petit couffin où étaient exposées les médailles qu’elle avait glanées, eu honneur à son passé héroïque, dans une vie tourmentée.
Du lourd. A la fin, après qu’ait retenti la sonnerie aux morts, huit soldats avaient soulevé le cercueil et s’étaient mis à traverser au « pas ralenti » la Cour des Invalides, et nous d’emboîter le pas. Là, ça avait été un peu dur quand même, elle est gigantesque cette cour, et leur pas c’était vraiment du ralenti… En première ligne on tentait de s’accommoder à cette démarche lente, mais je me demandais comment ça suivait derrière, peut-être ça se marchait sur les pieds en marmonnant. Je n’ai pas osé tourner la tête pour voir. Je tenais Andrea par l’épaule, je la sentais toute tendue dans l’effort de tenir dignement sa place, et aussi goûter avec effroi la gravité de cette mise en scène. C’était donc ça la vie, quand ça s’arrête, pour les autres, pour une grand-mère. Le grand mystère, devant, noir comme la nuit. Et les tambours ! Je m’étais alors penché vers son oreille, et j’avais murmuré ‟goose-oie » son cours d’anglais de la veille, les animaux de la ferme ! Elle m’avait jeté un regard furieux, mais quand même ça l’avait relâchée, et les larmes s’étaient mises à couler, tout simplement. J’avais pu alors la serrer plus tendrement contre moi, et du coup tout bêtement moi aussi je m’étais retrouvé à pleurer.
Donc le lendemain on n’était plus que mon frère et moi et un rayon de soleil, à la sortie du Père-Lachaise. On regardait un peu ému les volutes de fumée qui sortaient par intermittence de la haute cheminée du crématorium. Ce n’était pas notre mère bien sûr, c’était quelqu’un d’autre, elle on l’avait vu s’avancer, enfin le cercueil, sur un tapis roulant, comme un train fantôme, tout pareil, un train fantôme cheminant sur un tapis roulant vers un portillon fermé… au dernier moment hop les portes s’étaient ouvertes, on a juste eu le temps d’apercevoir les flammes de l’enfer pendant que le cercueil basculait par là-bas, et le portillon aussitôt s’était refermé.
Comme un train fantôme… sauf qu’il n’y a pas de tour gratuit !
Ben justement, notre mère elle avait eu droit à un tour gratuit. Plutôt rare comme cadeau, il paraît.
C’est à ça qu’on était en train de penser, avec mon frère.
‟On a été bête à rester regarder ce cercueil s’engouffrer dans les flammes, comme si on voulait vérifier qu’ils n’allaient pas nous l’escamoter, au dernier moment. C’est parfaitement con… On aurait dû se mettre au dehors, et la regarder monter en fumée par la cheminée ! »
‟Remarque le bois aussi du cercueil il brûle, on n’aurait pas su ce qui était vraiment d’elle »
Avec mon frère on joue au plus malin, c’est souvent comme ça les frères. Là c’est moi qui avais fait cette remarque brillante.
‟Elle est partie en fumée comme prévu, mais soixante ans après ! La boucle est bouclée tu comprends, c’était son dernier geste, un geste qu’elle a décidé seule. Elle les aura nargués jusqu’au bout. »
On se donnait des bourrades en rigolant, on voulait absolument se la jouer désinvolte.
N’empêche… on savait plus trop, ça faisait un drôle d’écho dans nos têtes, faut dire aussi que sur la fin, cette dernière année passée à l’Institution des Invalides, elle s’était mise à tout mélanger. Et parfois elle se retrouvait à Auschwitz. Elle pouvait rester comme ça des heures dans son lit, muette, mutique, avec ce regard, ce regard tout pareil à celui qu’on voit sur les photos dans les camps. Et puis les gens lui faisaient peur.
Vous savez les gens, ça fait peur !
Comprenez, elle avait déjà su qu’elle allait mourir il y a bien longtemps, et voilà que ça lui revenait, voilà qu’elle allait mourir à nouveau. Alors oui, ça se confondait bien sûr. Nous on essayait de lui faire des bisous, on lui tenait la main gentiment, mais quand même… on se sent salement kapo quand c’est l’autre qui va mourir, et pas nous !
Pas vous ?
En sortant du Père-Lachaise avec mon frère, par ce bel après-midi de mars, on a donc commencé à arrêter de faire les fanfarons et on s’est mis à parler un peu de tout ça, vite vite des mots des images, tout ce qui vous passe par la tête.
Faut dire mon frère et moi on est drôlement calés en Auschwitz, vu qu’elle était intarissable notre mère, sur le sujet ! Quand on vivait encore tous ensemble, certains matins vers les 11 heures, elle s’installait dans le vaste canapé blanc du salon et commençait à se maquiller. Elle se mettait alors à raconter, tout doucement. Nous, même se déplacer dans la pièce on n’osait plus, on restait là immobile où elle avait commencé sa phrase. Ça pouvait durer des heures.
Parfois on avait des questions, mais il valait mieux pas, nos questions elles étaient de dehors, elles étaient de notre monde à nous, c’étaient des questions de logique, sensées, nulles en vérité, il valait mieux lui laisser raconter l’incompréhensible, ces souvenirs qui lui tournaient sans cesse dans la tête pendant qu’elle se maquillait, un peu trop peut-être, pour parvenir à faire face à ce monde logique, ce monde sensé dans lequel elle se retrouvait quand même à vivre.
Elle nous parlait alors de l’être humain, quand il tente de survivre dans des non-conditions de vie, des conditions de non-vie. De l’humain quand il se rend compte qu’il est encore un tout petit peu en vie, mais pratiquement plus humain qu’elle nous causait. Et de l’odeur des cheminées, parfois.
Je ne vais pas vous raconter aujourd’hui, ça risque d’être un peu long…
On en était à descendre ma rue, lorsqu’on croise Mathieu. Mathieu c’est mon futur meilleur ami, mais il n’est pas encore au courant apparemment. Il fait comédien, c’est risqué déjà ! Donc on s’arrête, on se sourit, dans un geste un peu théâtral je désigne Jean, » Mon frère ! » que je dis, puis je replie ma main vers le joli petit pot en céramique que je trimballais dans l’autre bras, » Ma mère ! » que je fais.
T’aurais vu sa tête ! On s’est marrés !