Le lundi matin c’est moi qui sors la voiture de l’allée, c’est devenu un rituel, pendant que mon père termine son café. D’une main je tiens le sac avec mes affaires de classe et le linge propre pour la semaine – ça c’est plutôt gris, triste et monotone quand on a ses 14 ans – mais dans l’autre main je serre le trousseau de clés, et en avançant vers la voiture je peux imaginer des mondes à venir, des routes dorées qui mèneraient vers des horizons de western… Ouvrir la porte de la Ford Taunus ramène au réel, il faut être prudent la serrure est un peu dure. Maintenant ouvrir la grille au bout de l’allée, qui grince, à sept heures du matin il y a encore pas mal de trucs qui grincent, qui geignent. Lancer le moteur, faire la manœuvre.
Quand mon père me rejoint je me tiens comme j’ai bien vu dans les films, les bras posés en haut du volant, l’air vaguement fataliste vaguement philosophe. Il me sourit. Tous les lundis matin. En vérité on se fait un peu pitié tous les deux.
Ce matin-là il s’assied côté passager, le soleil commence à darder ses rayons, ça nous fait de l’espoir, une petite lichette de bonheur. Et puis on a toute la route à se fader jusqu’à Draguignan, il faut se ménager le moral.
« C’est toi qui vas conduire jusqu’à Saint-Raphaël, mon bonhomme ! Prends plutôt la route de derrière il n’y aura personne. »
Cette route-là on l’appelle la route du cimetière, elle n’est même pas goudronnée, mais c’est un régal ! Elle serpente doucement entre les pins, sans qu’on puisse dépasser les 30 km heure ; il faut éviter les nids de poule et s’il nous arrive de croiser un autre véhicule, on devra se garer et faire un petit signe de la main au passage, des humains qui se saluent dans la vraie nature. J’aime bien.
De Boulouris à St-Raphaël, par cette route il n’y a guère plus de quatre kilomètres. C’est en atteignant le cimetière que la civilisation reprend ses droits, et mon père le volant. Là c’est goudronné tout neuf, je me gare devant la grille encore fermée du cimetière, je sors pour rejoindre le côté passager pendant que mon père se glisse vers la place du conducteur.
Je n’y suis jamais entré dans ce reposoir des morts, pourtant on vient d’y déposer ma grand-mère il y a trois mois.
C’est un peu pour ça aussi que je me retrouve interne au lycée de Draguignan.
Auparavant je la prenais tous les matins cette route-là, en vélo, avec mon frère et Patricia, jusqu’au lycée de Saint-Raphaël qui est tout près du cimetière. Patricia habite la maison après la nôtre, elle est magnifique Patricia, sa mère est chinoise, son père est français mais il a été espion à Pékin.
« Elle promet Patricia! », c’est ce que disent les adultes.
Mon frère et moi sur nos vélos ces matins là on fait les fortiches devant elle, on se met debout sur les pédaliers, on lâche les mains du guidon en gueulant Santiano sur la route en terre battue. Patricia elle s’en fout de nos exploits, elle promet apparemment… mais ailleurs !
On s’égare là, on en était à ma grand-mère. Quand elle est morte mes parents ont décidé qu’il valait mieux pas qu’on vienne à l’enterrement, c’est pas un spectacle pour les gosses ils ont dit. Je ne comprends pas trop, la vie de tous les jours déjà ce n’est pas vraiment un spectacle pour les gosses ! et on y est quand même.
Et puis je l’aimais bien ma grand-mère.
Le convoi je l’ai vu passer par la fenêtre pendant le cours de Sciences Nat, à 11 heures. Pas mal de bagnoles quand même, la voiture de mon père juste derrière celle où il avait sa mère. La famille quoi, en déplacement !
Ça m’a foutu le bourdon ce cortège…
Le lendemain on n’a pas trop fait les marioles sur nos vélos, et puis moi au lieu de rentrer dans la cour du lycée j’ai continué tout droit, j’ai crié à mon frère que je n’avais cours qu’à 9 heures et j’ai poussé jusqu’à la Civette aux Fleurs, à côté de la gare. Ils ont un super bon flipper, les Trois Marins, c’est le meilleur je vous le dis. Je commande un café, je mets La Bohème sur le juke-box, et c’est parti, jusqu’à midi. Après je rentre à la maison, je pourrai toujours raconter qu’on n’a pas cours cette après-midi, de toute façon il n’y a personne pour me demander des comptes. Ils s’en foutent un peu de nos vies mes parents, ils ont eux, c’est déjà assez le bordel ! Du coup on fait plutôt comme on veut, le problème c’est que moi en ce moment je ne veux pas beaucoup, je ne veux pas vraiment.
Je me suis offert deux jours d’absence pour l’enterrement de ma grand-mère. Le formulaire d’absences, c’est comme un petit chéquier, c’est nouveau de cette année. « Obsèques de sa grand-mère » j’ai mis. Sobre mais efficace. Pour la signature je n’ai même pas à imiter celle de mon père, ils n’ont que la mienne depuis le début de l’année, je vous dis ils se relâchent les parents, s’en foutent pas mal de notre avenir brillant…
Le coup du décès, c’est impeccable. Au secrétariat ça passe à merveille, un regard un peu gêné, et paf le coup de tampon direct. Il y a des profs qui vont jusqu’à te serrer la main, avec les formules idoines, et puis tu risques pas de te faire interroger !
Donc je l’ai eu mon enterrement, mais j’ai été obligé de me le faire moi-même. Un hommage en différé, si tu préfères !
Ça m’a bien plu, quinze jours après je remettais ça ! Mon grand-père ce coup-ci. Notez ce n’est que justice, je ne l’ai pas connu ce grand-père, mais il me devait bien un enterrement ! J’ai pensé un peu à lui pendant deux jours, au flipper de la Civette aux Fleurs. Il était bulgare, un jour je vous raconterai.
Quand même ça a dû les titiller ces deuils/absences à répétition, au lycée, ils ont été fouiner un peu là-dedans, ils ont convoqué mon père, et c’est comme ça que je me suis retrouvé en conseil de discipline. Et bien que j’aie vraiment perdu une grand-mère, ils m’ont quand même renvoyé huit jours. C’est moi qui ai proposé aux parents de me mettre interne, j’en ai un peu marre de lutter pour aller à l’école, là au moins j’y serai, et basta !
Et donc ce matin je repense à tout ça en contournant la voiture devant le cimetière.
Il y a des moments dans la vie on ne sait plus trop, alors on ferait un peu des conneries, ça serait comme pour demander de l’aide. A l’aide, à l’aide ! Y paraît… Y paraît aussi que c’est surtout les adolescents qui agissent comme ça. Après ça passerait, y paraît… On verra bien.
A présent c’est mon père qui conduit, il y en a encore bien pour une demi-heure, moi j’ai le nez contre la vitre et je continue à tourner tout ça en rond dans ma tête, le paraît, le pourrait, le pourrait pas. Un tout petit pour qui fait du mieux qu’il peut, et un grand contre qui me ressemble trop.
Draguignan, lycée de garçons Général Ferrié ! On est bien le tiers en internat, ça draine de tous les villages environnants, villages un peu perchés, un peu sinistrés. Je crois bien que je suis le seul à venir de la Côte, à contre-courant.
En deux mois je me suis quand même trouvé un bon copain, on l’appelle Gus mais en vrai c’est Gaëtan. Il nous vient de Figagnière.
« Putain de temps gris, con, la cholinasse ! »
C’est son cri de guerre, et aussi une manière de nous saluer. Dans le même temps il se tape le front, la main ouverte en visière… « Putain de temps gris, con, la cholinasse ! » Peu importe le temps qu’il fait, même en plein soleil c’est son cri à lui, de l’existentialisme à la sauce provençale. C’est très beau, c’est puissant…
Le lundi matin chacun débarque avec ses provisions, on se retrouve avant le début des cours dans la salle d’études, à tout ranger dans nos casiers en bois, sur le côté des tables. Nous deux on est casés au fond de la salle, on y est peinard. Ma mère, au cours de la semaine, est passée faire « quelques emplettes » pour moi chez Hédiard, à Cannes. Faut-il qu’elle se sente coupable ! Gus lui c’est du local, du fait maison. On compare, on rigole.
Lundi dernier il a fait fort le Gus !
« Té ma mère elle m’a mis un fromage, ce soir on va se le goûter, il m’a l’air vraiment sérieux ! »
Effectivement le soir à l’étude il a déballé « la choose », rien qu’à regarder ça faisait peur, c’était déjà tout creusé, et bien marron. On était penchés derrière nos pupitres, tout au fond de la classe, les casiers ouverts, à chuchoter et comparer nos trésors. On avait déjà sérieusement honoré les macarons à la pistache de chez Hédiard, quand il m’a proposé d’entamer le fromage. « Pas tout de suite » j’ai proposé.
Mais lui il y est allé, franco ! Ça sentait vraiment, vraiment fort ce truc, ça empestait grave !
Il affichait la mine réjouie de l’amateur gastronome, le fin goûteur des saveurs puissantes. Puis je le vois qui réfléchit, légèrement extatique, et soudain se rapproche de moi et me murmure, sous le nez :
« Tu connais les WHO ? »
Son souffle m’envahit, me submerge, m’engloutit ! Les WHO ! L’incroyable alchimie, qui mêle au rock anglais le fromage de Figagnière, pénètre au tréfonds de mes neurones pour y célébrer la sarabande folle de l’existence – le tout et n’importe quoi, maintenant à jamais !
« Les QUI ? »… Le vent se lève, il faut tenter de vivre, au risque d’être balayé par ce souffle !
« Les WHO ! »… Passé présent, Draguignan London, 1966 en étendard, que serons-nous demain ?
« Les QUI ? »
« Les WHO ! »…Et nous tombons ensemble à la renverse sur nos chaises, et nos têtes frappent le mur du fond de la salle, et nous rions, et nous pleurons de cette folie survenue ! 1966 étendard, « Putain de temps gris, con, la cholinasse! » et les WHO !
« C’est quoi ce bordel au fond, Semo-Piconin, ça va chier vous savez! »
« C’est pas nous M’sieur… c’est les WHO ! »
« Les QUOI ? »
On n’a pas pu répondre, on ne pouvait plus reprendre notre souffle, tout simplement!
Il paraît que ça va sûrement se terminer au conseil de discipline cette histoire-là…
« Papa, tu connais les WHO ? »