Rue de Siam

Le temps a fait son œuvre, à la va comme je te caha-cahine, les illusions d'enfance se sont diluées dans la banalité des manques au quotidien

L’autre jour j’ai rencontré ma femme dans la rue, par hasard. 
Quand je passe chez elle chercher la petite, monter un meuble ou même changer une ampoule, je fais toujours gaffe à me tenir bien droit, avec des gestes amples et affirmés, enfin je me comporte du mieux que je peux pour qu’elle voit toujours en moi le fier Sicambre, qu’elle continue à croire que rien ne saurait altérer ma superbe, et surtout pas une petite séparation comme celle qu’on était en train de vivre…
Là je marchais donc un peu pensif et pas du tout Sicambre quand j’entends un cri à côté de moi, c’était elle, Isabelle.
« C’est incroyable, de dos je ne t’avais même pas reconnu, non mais tu as vu comment tu marches, t’es tout courbé, tu te traînes, tu es au bord de la canne. Et puis tu as maigri, c’est terrible ! »
Et voilà qu’elle commence à m’inspecter en poussant des oh! et des ah!, elle me tâte les bras, la nuque, elle me pince les trapèzes – vous savez ces cintres bien durs qu’on trimballe entre le cou et les épaules – elle estime l’épaisseur de ma cuisse, tout ça en pleine rue ! Moi j’ai henni un petit coup en lui montrant les dents, ça va on n’est pas au marché aux bestiaux ! Les femmes ont de ces privautés avec vous, tout ça parce qu’on aura vécu dix-huit ans ensemble, non mais faut pas exagérer quand même !
« Tu es tout de travers, tu es tout rabougri, on dirait ton père à la fin de sa vie, quelle misère, mon pauvre il faut absolument que tu ailles voir Buffler, tu es mal en point ! »
« Qui c’est çui-là, un maquignon de la place ? »
« Buffler, mon ostéo, tu sais bien ! Il fait des miracles, en une séance il te remet d’aplomb ! Ecoute je te connais toi, alors je l’appelle je prends rendez-vous et je te communique la date. Toi tu ne le feras jamais. Ça va, je veux que ma fille ait encore un peu de père, elle n’a que douze ans ! Allez je t’appelle, ciao ! »

Et elle nous laisse là, tout vieux soudainement …
« L’esprit de la femme est petit, mais celui qui ne l’écoute pas est un fou ! » C’est un conte oriental que racontait mon grand-père Rachi, cette phrase-là elle revient exactement onze fois dans le conte ; c’est l’histoire d’un pauvre pêcheur qui ramène dans ses filets un magnifique poisson doré, et justement la fille du sultan doit se marier le lendemain. Tu la connais pas ? Ah non, c’est pas du Bigard…
Et à y regarder un peu sérieusement c’est vrai que je suis devenu tout rabougri en peu de temps, tout replié sur moi. Y’a la boukha, y’a la kabala, et on mange pas, et on dort pas. Et ça sur tout ce qu’il y a eu avant… Ça va vite hein !
Alors j’y suis allé chez son ostéo. Très sympathique le Buffler, il m’a juste demandé « A votre avis comment vous expliquez que vous soyez tout cassé comme ça ? »
J’ai parlé du déménagement bien sûr, c’est ça qui m’avait bien fourbu et que je n’arrivais pas à récupérer. D’autant que j’avais tout trimballé seul, à décharger la camionnette de location la nuit, en essayant évidemment de ne pas faire trop de bruit, j’ai emménagé comme un voleur, faut le faire, c’est bien moi ça… Emménagement bien sûr consécutif au fait que j’étais parti de chez ma femme parce que j’avais flanqué ma démission au boulot, et qu’elle ne supportait plus de me voir traîner en caleçon mou toute la journée, ça va j’avais déjà fait le coup il y a quelques années, et à présent elle n’avait plus la force, disait-elle…
J’ai aussi mentionné le décès de ma mère, mais tout en légèreté, faut pas mettre les gens mal à l’aise avec nos histoires, je l’ai fait à la Camus dans l’Etranger, en passant…
Quand il a commencé à me manipuler il était vraiment épaté : « Ah bah vous, c’est spécial, quand vous partez dans le mauvais sens vous allez vraiment loin ! » Ouais, j’étais assez fier de moi, c’est vrai j’aime bien ce genre de remarques, tu vois ça paye les efforts quand même.
Ça a duré longtemps, des gestes tout simple, le pouce ici et le majeur là, une petite pression, hop un petit claquement, et au suivant, des pieds à la tête toute l’alouette elle y est passée !
Il est resté un bon moment sous le plexus « La cause primaire elle est là, ça c’est de la souffrance » il a dit. Et plus il me manipulait là, sous le plexus, plus je sentais monter comme des bulles de tristesse qui venaient du fond de moi, des bulles qui venaient crever à la surface, et ça m’a fait penser aux chiens dans le poème de Prévert :

Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

Mais là j’étais à Paris, chez l’ostéopathe de ma femme, rue des Gâtines dans le XXème, on n’était pas à Brest, dont il ne reste rien

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