Principe de décomposition

Ma femme je l'ai un peu quittée, comme vous l'aurez compris

C’est moi qui ai descendu les valises, au moins comme baudet on a toujours son utilité. Il faisait sacrément froid en ce matin du 29 décembre et je grelottais légèrement, déjà que la vie était en train de me secouer sévère. Quand elles se sont enfournées dans le taxi je me suis penché et j’ai lancé « Vous verrez, il fera chaud à St Pétersbourg ». Le chauffeur a souri, j’avais réussi ma diversion, une ultime pirouette… La voiture s’est mise en mouvement, on s’est fait les petits signes convenus…
En fait elles partent à Punta Cana, République Dominicaine. Les cocotiers, la plage au pied de l’hôtel all inclusive, c’est-à-dire orgie de buffet exotique pour les filles et mojitos à volonté pour ma femme. Elles sont parties toutes les trois, Isabelle et ses deux filles. Punta Cana, quel drôle de rêve de midinette que de se payer du « Paradis à la semaine », les pieds nus sur le sable chaud dans la nuit des Caraïbes ! Rêve pour quinquagénaires nostalgiques moi je dirais plutôt, à hurler à la lune dans ces enclos protégés… Ma femme est une espèce en voie de disparition, c’est ça aussi qui me la rend tellement émouvante.

Mais moi j’ai dit que je n’irai pas. J’ai même précisé que je profiterai de ces vacances pour trouver un petit appart pas loin de la maison, et qu’à leur retour je serai installé. J’ai annoncé ça chez Sophie, elles buvaient toutes les deux du thé, et moi un Bourbon, ça inscrit la parole en acte quand c’est énoncé devant une tierce personne majeure et vaccinée, parce que les maugréments de la nuit où l’on constate qu’on ne se comprend vraiment plus, ça faisait des mois et des mois qu’on se les jouait…
Et voilà. Elles sont parties depuis trois jours, je me retrouve devant mon ordi en caleçon, la couette sur les épaules, ça sent la fumée et le renfermé, la vaisselle s’empile. Une autre vie quoi ! J’ai été voir quelques négociateurs d’agences immobilières du quartier, en insistant sur la nécessité de trouver un appartement tout près d’ici, j’ai parlé de « restructuration familiale », z’ont hoché la tête.

Ce qui serait bien ce serait de tout reconstruire tout neuf. Qu’elle vienne me rendre visite dans mon bel appartement bien propre, il y aurait de la musique qui parle de nous, Anouar Brahem tu connais ? et des regards profonds comme on avait avant. On pourrait se recomposer une vie peut-être… Mais là tout de suite je suis dans la décomposition, faut passer par là, apparemment c’est ma pente de vie en ce moment. Il y a un philosophe pas vraiment joyeux, Cioran, qui a même commis un livre là-dessus « Principe de décomposition » ça s’appelle. Vraiment balèze comme titre.

En définitive je m’ai pris un appart rue des Balkans, au 19, c’est un quatre pièces, moi je me serais contenté d’un trois – une pièce avec un canapé pour mon standing de nouveau vieux, une jolie chambre pour ma fille des fois qu’elle ait encore envie de vivre un peu avec son père, et puis ma chambre à moi pour continuer à ne pas trouver le sommeil, mais dans un vrai lit. En compétition normale je me suis fait éliminer une bonne dizaine de fois sur ces foutus trois pièces, j’étais parvenu à produire le dossier iguane – faire le crocodile on a appris avec le temps – mais vu que je n’étais qu’un seul salaire à concourir, même confortable, au final je me faisais toujours doubler par les en-couple. Y’a pas d’anguille sans feu qu’y devaient penser les ci-devant propriétaires, z’ont le nez creux ceux-là à force de suspicion et de dépôt de garantie, pourtant je leur ai jamais dit que j’avais flanqué ma dem et que la feuille de salaire que je leur présentais y aurait longtemps avant qu’elle refleurisse…
C’est par Ahmed que j’ai eu le quatre pièces, il est gardien au 19, une résidence des assurances Truc Muche, il n’y a pas compète à ce moment-là. Avec Ahmed on boit des coups au Zindem’s. Ok, donc 4 pièces. Ça m’a pris deux semaines à m’installer.

C’est après que ça m’a pris, une fois que j’ai eu tout fini d’installer, je revenais de chez Picard, j’ai introduit la clé, j’ai poussé la porte, il y a ce couloir tout vide sur la gauche, mon couloir, j’ai lâché les paquets au beau milieu, je me suis allongé par terre et je me suis mis à pleurer.

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