Retour d’absence

Quand on se retrouve seul et un peu désœuvré, on a parfois des retours d'absence, des retours d'impossible, pour pouvoir creuser où ça fait bien mal, là où justement ça ne peut pas se réparer

‟ Alors bonhomme, ça fait un sacré bail… Depuis que je suis mort, pour dire ! Je suis mort quand déjà ? Tu te rappelles bien que je suis mort, fiston ?
 » Oui pour ça je me souviens P’pa, t’es mort, mais quand ?… Attends, Andrea n’était pas encore née, même pas envisagée, ça devait être en 93 je pense. Ouais 93 ou 92 peut-être. En été. Je me souviens, j’étais assis sur le sable avec des gens que j’avais rencontrés au hasard, sur la plage en face de l’immeuble, au Mouré Rouge.  » Mon père est mort hier  » j’ai dit. Un peu bête à énoncer tout droit, platement, on sait bien que ça va les gêner les autres, mais le taire ce n’est pas possible non plus. Il y en a, ça aurait même pu les faire rire un peu nerveusement, j’aurais compris bien sûr. De toute façon ils étaient prévenus, je leur avais expliqué que j’étais descendu à Cannes pour ça, pour t’accompagner comme disent les professionnels du palliatif… »
‟ Oui, d’ailleurs merci fiston, tu as bien tenu ton rôle, jusqu’au dernier moment, enfin pour ce que j’ai pu en voir. Après… Si je me souviens bien, je suis mort dans tes bras, non ? « 
‟ Oui c’est vrai P’pa, dans mes bras. Mais bon, t’aurais fait la même chose pour moi. Ça s’est trouvé comme ça, tu toussais lentement, je t’ai pris dans mes bras, là contre l’épaule, et quand je t’ai reposé tu étais mort. J’ai compris tout de suite, c’est ça la mort, la disparition, je me suis retrouvé abruptement et définitivement tout seul dans une pièce où l’instant d’avant on était deux ! … Tu sais ça me fait du bien de t’en reparler, on n’a pas eu trop le temps à ce moment-là, P’pa ! « 
‟ Oui, moi aussi ça me fait du bien, fils, pourtant moi j’avais essayé de communiquer avec toi ce jour-là, tu te souviens de la petite chanson ? »
‟ Une drôle de chanson P’pa, c’est vrai, le jour même, peut-être une heure avant, je m’en souviens très bien, ça faisait ‟ Quand mon grand-père s’ra mort c’est moi qu’aurai ses culottes de peau ». Jamais j’avais entendu ce truc-là, ça a été vraiment vraiment bizarre que tu te mettes à chanter, enfin à murmurer cela à ce moment-là, toi tu n’étais pas trop à chanter, tu chantes tellement faux … »
‟ Oui, mais là c’était une main tendue, pour qu’on parle un peu de cette histoire-là… ma mort qui approchait à vitesse forcée, le navire en marche, un brise-vie pour mettre fin à tout ça. Mais toi tu n’as pas voulu, pas osé parler, bonhomme… »
‟ Ben non, j’avais bien trop peur tu sais, j’ai rigolé niaisement, j’ai dû dire une connerie ‟Mais non mais non, ça va aller P’pa »… tu parles on savait, on était prévenu, tu nous as juste un peu devancé sur le temps imparti… par politesse je dirais. Les médecins avaient prévu dix-quinze jours, tu as tiré ta révérence au quatrième, c’est bien toi là, cette pudeur, on meurt on meurt, on ne va pas non plus se jouer l’acte III »
‟ C’est vrai fils, tu me connais, je n’ai jamais trop aimé les effets, ces trucs et ces machins. Ceux-là je les laisse à ta mère ! Et justement, comment tu lui as annoncé, à elle, que j’étais mort ? « 
‟ Je l’ai fait un peu méchant P’pa, je suis désolé en vérité, c’est comme ça tu sais dans les familles, on trimballe de ces non-dits, et puis ça pète de temps en temps ! J’ai été la voir dans sa chambre, elle était allongée sur son lit, en conversation téléphonique avec Corinne, la femme de ménage, en train d’organiser encore un truc – le mari de Corinne devait passer à l’hôpital pour prendre je ne sais quoi, un treuil, une grue -… moi j’ai mis tout le monde d’équerre ‟ Si c’est pour Papa c’est pas la peine, il est mort. » Je te l’ai réglé le problème, moi, direct ! « 
‟ Oh la la ! Et comment elle a réagi ? »
Ca a fait un drôle de petit bruit dans sa gorge, et puis elle a dit à Corinne je vous rappelle, elle a dit ça très très vite, ça faisait ‟Corin-vourappel », elle a raccroché et puis elle était là, étendue sur son lit, à me regarder, avec un air mauvais. Mais tu vois, moi je suis un philosophe, t’as qu’à demander par ici aux autres, je sais bien qu’elle faisait juste semblant d’être fâchée contre moi, en vérité c’est contre la mort qu’elle était fâchée, contre la fatalité de la vie. Elle avait peur aussi c’est sûr, la mort ça fait peur c’est connu, et puis elle ça lui évoquait de drôles de trucs, du déjà vu. Auschwitz, je suis sûr. Et puis peut-être bien qu’elle était aussi fâchée contre toi, voilà que tu te mettais à être mort, tout d’un coup ! Pas prévu dans le timing, chiant quoi !
 » C’est pas moi qui l’ai tué  » j’ai dit.  » Me regarde pas comme ça « 
Elle arrivait pas à s’empêcher d’être fâchée. Mais ça ne pouvait pas se passer non plus différemment, tu nous vois en train de se prendre dans les bras l’un l’autre pour se réconforter, tout ce cirque des émotions, tu te rends compte, des émotions ! C’était pas comme ça par chez nous, tu sais bien.
 » En tout cas je ne veux pas le voir  » elle a énoncé froidement,  » je ne veux pas le voir mort ! ». Toujours fâchée.
 » J’comprends  » j’ai répondu. Et je suis ressorti de sa chambre. ‟ J’appelle le médecin », j’ai ajouté à l’attention de la porte. Voilà, alors on est resté chacun de son côté jusqu’à ce que le médecin arrive, un petit vingt minutes.

Moi, pendant ce temps-là, j’étais repassé te voir, plusieurs fois, essayer de m’habituer, c’était pas facile vraiment. Constater d’abord comme on dit. J’ai mis la main sur ton cœur, j’ai fait le coup du miroir. Je t’ai parlé aussi, un peu, des âneries sûrement. Pour moi t’étais mort. Mais bon, j’y connais pas grand-chose, la vie la mort, c’est pas si évident… Tu avais les yeux mi-clos, j’ai pas trop été triturer là-haut. Quand le médecin est arrivé, je vous ai laissé tous les deux. A la sortie, il était d’accord, et tu étais mort officiellement. Avec papier qui prouve. Je m’étais pas gouré tu vois »

« Et puis l’infirmière est passée, pour les soins. Du coup elle s’est retrouvée toiletteuse de mort. Maman et le médecin réglaient des détails post-mortem, moi je tournais un peu en rond, j’arrivais pas à te laisser, je me sentais comme attiré vers ta chambre, cette idée que je n’allais plus te voir jamais, j’ai passé la tête, j’ai demandé à l’infirmière si je pouvais aider. Elle était bien contente, c’est lourd un mort figure-toi, et pas très coopératif ! On t’a enlevé le pyjama, et elle a été bien contente encore quand je lui ai dit qu’on n’allait pas t’habiller. Ça m’a fait un effet très bizarre de te manipuler, parce qu’en te bougeant sur ce lit à eau ça faisait des bruits, des drôles de petits clapotis, et moi j’ai cru que c’était en toi… j’imaginais la matière qui se relâche, les chairs qui s’affaissent, les liquides qui remuent. De la viande on pense… »
 » Une dépouille mon fils, une dépouille, bientôt plus rien de ce qui faisait moi, mais comment dire, des humeurs, de l’humus de corps. « 
 » Oui P’pa, et si vite, là tout de suite plus rien de vraiment toi, seulement l’enveloppe, inerte, et tout l’intérieur qui doit commencer à pourrir… On t’a mis dans un grand sac blanc, l’infirmière a refermé la fermeture-éclair jusqu’en haut. Et voilà t’étais devenu plus qu’un colis, en attente d’embarquement pour le Styx « .
 » Ben dis donc fiston, c’est pour qu’on parle de ma mort que tu m’as invoqué ? « 

 » Non P’pa, ça serait pour parler de la vie, au contraire ! Tu sais que je suis devenu un père, moi aussi ? J’ai une petite, Andrea. Belle, et grave. Eh oui, déjà un peu grave, et ça m’empêche de dormir tu comprends ! Alors, dis voir P’pa, comment je peux faire, pour qu’elle ait du bonheur, plein de bonheur ? « 

Il est resté d’abord étonné, puis je l’ai vu sourire, de ce sourire-là lointain et mystérieux qu’il m’avait si souvent offert, et puis l’œil s’est voilé, mon papa nostalgie à moi, ses traits se sont lentement effacés, et alors le fantôme a disparu dans le silence de ma peine éternelle.

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